Depuis leur rencontre une nuit de 2001, Leo et Daniel ne se sont plus quittés. A l’instar du mythe d’Aristophane, chacun a trouvé en l’autre sa moitié originelle, à tel point qu’ils considèrent leur vie d’avant cette rencontre comme étrangère, comme si leur réelle naissance datait de ce soir-là, il y a huit ans. Leur couple, fusionnel et gémellaire, forme une unité créative, un tout un et unique, une communion puissante qui nourrit leur art entre quotidien et fantaisie absolue.
Impossible, sitôt qu’on s’approche du travail de Chiachio et Giannone, de ne pas être saisi par l’époustouflante richesse de leurs tableaux brodés, l’extraordinaire profusion de points et de motifs, la complexité des compositions, le raffinement des fils de coton et de soie multicolores, la diversité des textures, à laquelle s’ajoutent pompons, applications de tissu, incrustations…le tout dans une opulence et un souci du détail extrême.
Obsessionnels, ils brodent minutieusement chaque après-midi, de 14h à 21h, tous les deux penchés sur la même pièce de tissu, en écoutant à la radio les telenovelas, partie intégrante de la culture populaire sud-américaine, dont les histoires à l’eau de rose imprègnent de kitsch leur travail. “Il arrive un moment où tout ce qu’il y a autour disparait”, raconte Leo Chiachio, et il ne reste plus que l’aiguille, le fil, Daniel, la radio en fond sonore, durant des heures. Une sorte de prière, un rituel ordonné, un sacrifice joyeux. Sous leurs doigts naissent alors petit à petit les plus somptueuses broderies, contrastant avec la simplicité rude de leur support, des pièces de coton, glanées sur les marchés du monde, récupérées, souvent de simples mouchoirs de toile brute, comme celles, bon marché, présentées à la School Gallery, utilisées par les classes sociales les plus pauvres et les plus laborieuses. Dans cette réminiscence d’Arte Povera, la toile devient le miroir de leurs fantasmes, de leurs jeux, de leur vie ensemble.
Car Chiachio et Giannone, d’une certaine manière, ont huit ans. L’âge des jeux de rôle et de la comédie. Ils se mettent en scène dans leurs tableaux brodés comme dans des jeux d’enfants : on dirait qu’on serait samouraï, indien guaraní, tigre ou panthère, empereur ou encore on s’amuserait à être El Pombero, l’esprit de la malice*. Si le jeu est moteur dans leur travail croisé, il apparaît, au-delà de ces enfantillages, une volonté de dissoudre les frontières entre « Arts majeurs » et « Arts mineurs ». Héritiers d’Arts & Crafts, ils mixent les genres, les époques, les histoires, entre art et artisanat, culture et culture populaire, mythes et réalité contemporaine, futilité de la mode et sérieux de l’engagement politique.
Toutes les inspirations sont bonnes à leurs travaux d’aiguilles, qui sont pour eux autant de joyeuses fantaisies, d’une totale liberté. On y trouve pêle-mêle, sans hiérarchie des genres et de manière aléatoire : Madonna, Rufus Wainwright, John Galliano, Grace Jones, l’art guatémaltèque, les ponchos argentins, les estampes japonaises, la vie domestique, les déesses brahmanes, le théâtre Kabuki, les magazines porno gay, Farah Fawcett, la queer culture, Mishima, les soap operas brésiliens, les B-movies, les gossip magazines, American Idol, Vivienne Westwood, Pasolini, Kitano, Bruce LaBruce ou Hiroshige…Toutes les fantaisies sont possibles, rien n’est interdit.
Ce métissage extrême, expliquent les deux artistes, est l’essence même de Buenos Aires, une ville cosmopolite, où se rencontrent des gens et des cultures du monde entier. Ainsi peut-on dire que leur travail parle de chez eux, de Buenos Aires, de l’Amérique du Sud, comme un témoignage de la créolisation du monde, de la réalité contemporaine du « tout-monde », pour reprendre l’expression d’Edouard Glissant.
A la différence de leurs aînés britanniques, et à l’ère du numérique et de la haute technologie appliquée à l’art, Chiachio et Giannone ont choisi les techniques les plus artisanales, la broderie, la céramique, qui demandent un travail manuel, concret, et de la lenteur, de la persévérance. Peintres de formation, ils ont su transposer leur sens de l’image dans le langage de la broderie, activité marginale, à plus d’un titre. La broderie, c’est d’abord cette activité habituellement dévolue aux femmes. Ainsi se rappellent-ils la légende de la reine Mathilde brodant la tapisserie de Bayeux, relatant l’histoire de son époque, ses guerres, ses batailles. Ils pensent aussi aux femmes de la région de Mendoza qui brodèrent les drapeaux aux armes du général José de San Martín, qui libéra l’Argentine du joug espagnol au 18e siècle. Ce sont d’autres batailles que racontent parfois, entre imagerie kitsch et glitter, les broderies de Chiachio et Giannone: dans une sorte de « militantisme de l’aiguille », ils narrent la difficulté d’imposer le rainbow flag dans des pays, dont l’Argentine fait partie, où l’homosexualité est encore taboue, et rendent hommage aux morts du Sida. « Etre ouvertement et visiblement gays », disent-ils, “c’est s’affirmer acteurs du changement, et de l’Histoire.” Ainsi donc en se « soumettant » à cette pratique à la fois féminine et « archaïque » au regard des médiums artistiques contemporains, il choisissent une technique marginale comme un processus de réintégration, dans ce foisonnement de références et d’inspiration, de toutes les marges dans leur diversité culturelle, ethnique, sexuelle ou sociale.
Le monde de Leo Chiachio et Daniel Giannone est un peu fou. Et le portrait de cette folie créatrice ne serait complet si on ne savait qu’en réalité, il existe un troisième membre à ce couple déjà hors du commun. Leo et Daniel ont un fils, Piolín. « Dans nos œuvres », expliquent-ils, « nous parlons de nous-mêmes, nous sommes toujours les uniques protagonistes. Et dans nos vies, il y a Piolín. Nous sommes une famille. » Piolín est un mini daschung, fils-mascotte présent partout sur les toiles. Mais Piolín est plus qu’un animal de compagnie ou qu’un modèle. Piolín a un destin unique car il est devenu, en quelques années, un important collectionneur d’art. Plus de 150 œuvres d’art offertes par des artistes, argentins mais pas seulement, toutes proportionnées à l’animal et en rapport avec Piolín ou son monde. Le plus sérieusement du monde, le chien possède son propre musée, le MUPI – MUSEO PIOLIN et sa collection a déjà été présentée plusieurs fois au public ! Lorsqu’elle est exposée, la collection est montée à hauteur de l’animal et pour l’admirer, il faut donc se mettre à sa hauteur…et changer de point de vue !
Sans aucun doute, Leo Chiachio et Daniel Giannone ressuscitent à leur manière le « real maravilloso » cher au surréalisme, offrant à nos regards émerveillés, dans une expression artistique unique et avec un zeste de folie, les images du syncrétisme culturel d’un monde aujourd’hui nécessairement métissé.