Vincent Ruffin, entre scènes intimistes et portraits
Régressions et retrouvailles
Elle porte un débardeur noir, à fines bretelles, un peu trop large, qui s’évanouit clandestinement sur sa poitrine. Ses cheveux sont attachés en queue, derrière. Quelques mèches s’égarent sur son front. Les jambes écartées, accroupie, les mains en appui sur ses cuisses, elle pisse dans un pot de chambre, jaune citron. Elle se regarde en train de faire. Les lèvres sont entre-ouvertes et son sexe essaye de viser. Une autre femme, plus ample, à la chevelure noire, longue, emmêlée, ne cache rien. Ses seins sont lourds, ballant, à la dérive. Les cuisses sont généreuses. Dans sa bouche, une tétine et autour de ses hanches, une grosse couche. Elle passe une main à l’intérieur, l’autre gratte le change. Sa tête est penchée, dormant dans son épaule. Ses yeux, de biais, sont ceux d’une fillette qui viendrait de faire une bêtise. Ses yeux ressemblent à des espiègleries, du genre libertines. Et puis, deux écoliers en culotte courte, casquette, socquette blanche, cartable et sucette, ont sur leurs visages une barbe de quelques jours et puis des poils, bien noir, sur les mollets. Vincent Ruffin peint, d’après photo, des régressions de grandes personnes. Vincent Ruffin s’amuse. Et dans ses toiles immenses, les modèles semblent trouver, un certain calme, un serein repos, un endroit pour se relier, à une enfance lointaine, inconsciente et sans gêne, un stade avant les choses sérieuses et les bonnes manières, un lieu pour s’abandonner, un peu. Régresser et fuir, le raisonnable et toutes les culpabilités. Mais derrière ces enfantillages, c’est l’érotisme qui déborde, décalé, assumé, dérangé. Vincent Ruffin ne s’intéresse qu’à la chose humaine, aux histoires, grandes et petites, à l’héritage judéo-chrétien qui conduit les hommes, les valeurs, les comportements, et puis les hypocrisies.
Et quand il fait des portraits de famille, il peint avec tendresse tout ce que les photos ne racontent pas, les silences, les tabous, les violences sourdes et secrètes. Car tous les clichés de famille se ressemblent, ceux que l’on prend, les jours heureux et que l’on laisse trainer après, dans les tiroirs, les albums, les greniers ou dans des cadres pour le salon, le bureau, un buffet. C’est vrai qu’elle est belle la famille quand elle se met à table et que les verres se vident, se remplissent et se cognent, les uns aux autres, avec les sourires serrés et les accolades théâtrales, dans les fêtes, les anniversaires. Elle est belle la famille, à la sortie des églises, en habit du dimanche, aux communions des petits et à Noel même, quand les enfants tirent la barbe du père. C’est vrai qu’elle semble belle la famille, en photo, sur papier glacé. Mais « rien n’est plus dangereux pour toi que ta famille, que ta chambre, que ton passé » écrivait Gide dans ses Nourritures Terrestres. Vincent Ruffin la peint comme une convalescence et le lieu des solitudes. Ses personnages macèrent dans la matière et un fond uni, étalé au couteau. On dirait qu’il pleut des lames collantes, derrière eux. Il n’y a jamais de décor mais un grand vide, un rien profond et des coups de peinture. Et le portrait est prisonnier d’un temps qui n a plus d’heures, plus d’années, un temps abandonné. Et le portrait s’accroche à une mélancolie voilée, si douce, si sombre. Les tableaux de Vincent sont des paires de claques et des gestes de caresse. On entre dedans comme dans une histoire. Et c’est toujours, quelque part, un peu la nôtre.
Assis sur une chaise, un vieil homme enroule ses mains entre ses cuisses dans une gêne délicate. Son dos est légèrement vouté. Une écharpe rouge coule de chaque côté de son cou. Monsieur Sicard n’était pas fou. Pourtant, ses yeux, peu à peu se sont perdus. Comme deux stylets trop aiguisés, ils découpent l’air et une solitude funèbre, déchirent la toile pour s’approcher, tout près de nous. Non, Monsieur Sicard n’était pas fou.
Julie Estève
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